Le nom de Bruegel baigne dans une aura de légende; ses deux syllabes propagent, dans les sensibilités les mieux informées comme les plus humbles, une résonance d'harmoniques toutes particulières.

Pour nous, Flamands, Bruegel est actuellement le plus familier de nos peintres. Son nom est passé dans le langage populaire; 'bruegelien' n'est pas un adjectif à l'usage des lettrés, un peu pédant, comme par exemple' boschien','rabénien',' ensorien' ou' goyesque'.

C'est un terme dont les petites gens se servent plus que les érudits et par lequel ils désignent toute scène de danse ou de beuverie débridée. Bruegel est surtout familier aux habitants de certains quartiers de Bruxelles, singulièrement celui des Marolles, où il se maria, où il vécut, où il travailla, où il mourut et où il fut enterré. Mais sa vogue n'est pas moins grande dans le reste du pays flamand et nombreux sont les débits de boisson qui portent son nom, des rives de la Meuse limbourgeoise aux côtes de la mer du Nord. Pourtant Pierre Bruegel est essentiellement brabançon et il semble peu probable qu'il ait jamais voyagé dans le comté de Flandre ou séjourné au-delà de la frontière de l'Escaut. Cependant ses paysans — encore qu'il les place généralement dans un paysage cosmique — sont à ce point des paysans de chez nous que tous les habitants du plat pays continuent de se reconnaître en eux, et appellent leur auteur, avec quelque tendresse, ' notre Bruegel'. Aucun de nos peintres n'a sans doute plus lucidement regardé, n'a mieux compris, n'a aimé davantage notre peuple, le sien. Le sentiment de cet amour sans faille comme sans indulgence, [...]