Ensor appartient à la race des génies précoces. A vingt ans, il accède à la maturité. Son geste est assuré, sa matière nourrie, sa palette tantôt stridente, tantôt d'une douceur pénétrante, tantôt sombre et réchauffée de lueurs. Il a sa place dans l'avant-garde.

Entre vingt-six et trente-deux ans, il bouleverse toutes les règles établies comme une rafale d'orage. Impossible de suivre encore ce novateur hors série. Il n'a ni doctrine qui se puisse répandre, ni procédé qui se puisse copier. Ses inventions ont échappé au contexte de l’époque, ses prouesses picturales sont en marge des techniques traditionnelles. Une dynamique curviligne emporte son pinceau à travers des clartés d'aurore. Le drame cosmique fait explosion dans son œuvre. Mais, alors que tous ceux qui entrevoient les grands cycles de l'univers se désintéressent de l'individu et le relèguent au second plan, Ensor demeure fasciné par l’être de solitude en son enveloppe charnelle. L'énigme de la condition humaine dans ces espaces en mouvement excite son imagination. Il guette la mort embusquée sous les grimaces et les squelettes en action sous les chairs. S’il était lui-même mort tragiquement, comme Van Gogh, le raccourci fulgurant du génie aurait scellé son destin. S'il avait rompu avec sa vie d'artiste, comme Rimbaud, le mythe eût pris racine dans cette déchirure. Mais il s’est survécu, intact en apparence. Il n’a pas arrêté de peindre; moins fécond, il s’est plié sans révolte aux servitudes d'un labeur pénible. La flamme de l’exaltation créatrice a baissé puis s’est éteinte secrètement, sans altérer son visage, ni ses gestes, ni son mode de vie. Le savoir-faire a remplacé le don sans mesure. C'est pourquoi il est resté superstitieusement fidèle aux motifs qui l'ont inspiré, comme à un label garantissant la qualité du produit.